6 months later... an improvised article (in French, sorry)
Hi
EDIT: There was a google translation posted below but it's a mess. Please give me a few hours to polish it instead of reading it as such, thx
In case some of u understand French. It's something I wrote for my blog last night. It's neither about Prince nor about me really, more about the relationship between a human being and another human being's artistic works, and how beneficial it can be. I may find the time and will to translate it at a later point, but if by any chance u can understand it, it's possible that u may be able to relate to it
Thanks 4 ur time
Here we go:
Le 21 avril 2016, un des plus grands artistes de notre temps s'est éteint. Chacun sait la relation passionnée que j'entretiens, depuis vingt-sept ans, avec la musique de Prince. Sa mort m'a pris de court, comme elle a pris de court tant d'autres fans que je connais. Une aventure extraordinaire, pour nous tous, touchait à sa fin. Je n'ai rien écrit alors et je ne comptais rien écrire ensuite, car je ne suis pas très doué pour les eulogies. Et puis il y a quelque chose de très intime, pour moi, dans le processus de deuil, quelque chose de difficile à partager, sinon avec ceux qui le vivent eux-mêmes. C'est ainsi que ce week-end-là, je l'ai passé cloîtré chez moi, à chatter avec d'autres fans sur internet, qui partageaient mon émotion, et à revisiter l’œuvre de notre héros musical. Musical, et textuel. On l'oublie trop souvent, tant ses talents de compositeur et de musicien étaient immenses, mais Prince était également un auteur. Comme l'a pertinemment illustré le dernier Prix Nobel, il y a de la poésie dans la chanson, et Prince était un remarquable poète : il est probable qu'avec le temps, on redécouvrira ses textes, de même qu'on redécouvrira la seconde partie de sa carrière, trop souvent occultée par la première.
Mais ce n'est pas de ça que je voulais parler.
Récemment, j'ai fait la rencontre d'un homme, un Français en Chine comme moi, que l'on peut qualifier sans exagérer de brisé par l'existence. Un bonhomme qui, la trentaine passée, vous affirme sans sourciller qu'il n’accédera jamais au bonheur, qu'il est dépressif à vie, qu'il n'a jamais su ce que c’était de s'amuser ni de « lâcher prise », et qu'il n'a nulle ambition de jamais le savoir. Si vous essayez de lui suggérer que, peut-être, il peut guérir de ses blessures, se réinventer, accéder à une certaine joie peut-être, il vous envoie bouler avec détermination. C'est violent, de se retrouver face à quelqu'un d'aussi affirmatif dans la damnation. On est tenté de se dire que c'est une posture, mais si c'en est une c'est une posture intérieure, pour lui-même, car il ne s'agit pas de l'image que cet homme souhaite donner aux autres mais bel et bien de l'image qu'il a de lui-même. Cet homme, que nous appellerons Georges afin de préserver son anonymat, se méprise lui-même, se pense nul en tout.
Que s'est-il passé ? Que s'est-il passé dans la vie de Georges pour qu'il soit ainsi ? Et c'est là que ça devient intéressant, pour moi du moins. Georges a été passé au broyeur dès l'enfance. Je n'en connais pas tous les détails, mais son histoire n'est pas sans résonances avec la mienne. Georges a connu la violence physique et le harcèlement psychologique, de la part de ses proches. Georges a connu les attouchements sexuels. Georges a connu la loi du silence, celle du monde des adultes qui se refusait à le sauver, ou même à lui reconnaître son statut de victime. Georges a connu l'inadéquation sociale, à l'école, que connaît un enfant chez qui il se passe des choses si anormales qu'il lui est impossible de se sentir en phase avec les autres enfants, qui à leur tour lui font bien sentir qu'il n'est pas des leurs. Georges a connu la dépression à un âge où les enfants se préoccupent de dessins animés et d'albums Panini. Georges a développé une personnalité solitaire, ultrasensible et passablement somatique. Et puis Georges est devenu adulte. Hanté par ses monstres, si mal armé pour affronter la société des hommes et le monde du travail, il a pourtant dû faire son chemin cahin-caha, chemin qui l'a finalement conduit en Chine, où il n'est d'ailleurs pas rare de rencontrer des individus « inadaptés » reconvertis en profs de langue.
Ce qui est intéressant pour moi chez Georges, en tant que cas d'école, c'est que d'un point de départ relativement commun – une enfance dévastée – nous sommes parvenus à un point d'arrivée radicalement différent. Nous sommes tous deux des survivants. Nous avons vu, vécu, subi des choses à faire frémir. Nous avions toutes les raisons de nous suicider et nous n'en sommes pas passé très loin. Nous avions toutes les raisons de devenir fous à lier et nous n'en sommes pas passé très loin non plus. Mais en dépit des démons qui me hantaient, je n'ai jamais renoncé à rechercher le bonheur. C'était même pour moi une sorte de Saint Graal, quand j'étais plus jeune. Je n'ai jamais renoncé à m'amuser et à lâcher prise, parce que c'était une condition nécessaire à ma survie. Je n'ai jamais admis la dépression, cette épée de Damoclès qui me menace régulièrement, comme une composante de moi qu'il me faudrait accepter, et non m'efforcer de tenir à distance. J'aime mettre de la musique joyeuse fort le matin, j'aime les pop songs romantiques, j'aime aller danser sur de la house music et j'aime flirter avec les princesses, même si je n'ai pas nécessairement envie de les ramener chez moi ensuite – c'est juste pour le jeu. Et surtout : je m'aime. Je peux parfois me taper sur les nerfs mais cela n'enlève rien au fait que je suis fou amoureux de moi-même, d'un amour inconditionnel. Oh, j'ai mes démons, mes zones d'ombres, bien sûr ! J'ai mes limites, aussi : ce n'est pas par caprice mais par sens des réalités que je ne veux pas avoir d'enfants. J'ai mes problèmes aussi : tenir la dépression à distance, et ces insomnies qui me rendent la vie impossible. À vrai dire je ne saurai jamais qui je serais si je n'avais pas vécu les horreurs que j'ai vécues. Mais peut-être que je ne saurais pas m'amuser parce que je ne saurais pas la préciosité du bonheur. Peut-être que j'aurais quand même des problèmes de dépression et de sommeil, et que je serais de toute façon trop individualiste pour vouloir fonder une famille. Qui saura ? Sans doute n'aurais-je pas cette violence, cette colère en moi qu'il me faut dompter. Mais peut-être que, parce que je n'aurais pas à faire tant d'efforts pour être doux et gentil, je serais un sale con. On ne sait jamais, en bout de course, ce que les épreuves nous ont apporté de bon et de mauvais.
Mais ce n'est pas de ça que je voulais parler.
Ce qui m'a frappé, en rencontrant Georges, c'est une question simple : pourquoi, avec un parcours similaire, suis-je devenu ceci et lui cela ? Pourquoi m'en suis-je sorti, avec des cicatrices certes mais sorti, et lui pas ? C'est la question de la résilience, et c'est une vraie question. Et là, quand je me suis posé cette question, la première chose qui m'a sauté au cerveau c'est : « Prince ». Prince est entré dans ma vie quand j'avais douze ans, et pas dans la sienne ! Sans doute, ça vous fait sourire, et pourtant...
D'abord, soyons clairs : il y a une multiplicité de facteurs. On estime par exemple que la résilience se développe chez les enfants victimes de traumatismes lorsqu'ils ont eu, préalablement, le temps de se construire une personnalité, des bases saines et solides, dans un environnement sain. Ça m'a frappé le jour où j'ai découvert ça, car j'avais toujours mis sur le compte de mes six premières années, exemplaires de bonheur, ma capacité à survivre aux années de cauchemar qui ont suivi. J'avais connu autre chose, autre chose était donc possible, et je pouvais m'accrocher à l'espoir de retrouver cet autre chose. Comme une princesse déchue dans son donjon, je pouvais m'autoriser à rêver de jours meilleurs. Un jour, mon prince viendra. J'ignore ce qu'il en est pour Georges, peut-être a-t-il connu l'horreur dès sa plus tendre enfance. Il y a aussi, sans doute, des facteurs de personnalité, des trucs génétiques : tout petit, j'étais un enfant confiant, communicatif, arrogant même parfois. Je n'ai découvert la timidité qu'ensuite, une fois brisé. Peut-être Georges était-il héréditairement prédestiné à une personnalité fragile. On ne saura pas. Je ne vais pas me lancer dans une vaine énumération de ce qui, de notre naissance à aujourd'hui, aurait pu faire que j'ai évolué dans un sens et lui dans l'autre : cet exercice hypothétique n'aurait guère d'intérêt. Contentons-nous d'admettre que les fondements d'une personnalité sont le fruit d'une multitude de facteurs. Mais quand même, une chose est sûre : il y a eu Prince.
Pour comprendre ce que je veux dire par là, il faut évoquer la teneur de la musique et des textes de Prince, et surtout la manière dont ses œuvres sont entrées dans ma vie, à un âge précoce. Il faut mesurer l'impact colossal que peut avoir l’œuvre d'un artiste sur un adolescent fragile, influençable, un être en formation. Il faut revenir en juillet 1989.
En juillet 1989, j'ai douze ans. Je vis seul avec une femme ultra-violente, incestueuse et manipulatrice, qui fait de ma vie quotidienne un enfer. Au cours des six années précédentes, j'ai vu tout ce qui constituait mon univers s'écrouler – que dis-je, être mis en pièces à coups de massue. Ma famille, en ruines. Mes parents, divorcés. Mon père, absent. Ma mère, folle. Mes chats, morts. Mes copains d'école, perdus chaque année ou presque, d'un déménagement à l'autre. Le statut social, à reconquérir à grand-peine dans chaque nouvelle école. L'argent, il n'y a plus que mes grands-parents pour m'en donner, mes parents ayant descendu l’ascenseur social à vitesse grand V. Les filles, elles ne me regardent même pas. Mon psychisme, en miettes, aux confins de la folie et de la morbidité. Ça, c'est moi à douze ans, et ça fait à peu près déjà six ans que ça dure. Que ça empire d'année en année, à vrai dire. Et je ne sais pas quand ça va s'arrêter. Juste qu'un jour je serai adulte et capable de reconstruire ma vie, mais je me demande si, d'ici-là, il en restera assez pour reconstruire quoi que ce soit. Je ne raconte pas tout ça pour me faire plaindre. Je n'ai pas envie qu'on me plaigne : j'en suis revenu et j'en suis super fier ! C'est juste pour poser le contexte. Sans doute le contexte de Georges, à douze ans, n'était-il pas si différent. Ce qui me sauve, au milieu de tout ça, c'est mon imaginaire. J'ai la chance, c'est déjà ça, d'être né dans une famille cultivée, et même au milieu du marasme on continue de m'exposer à la littérature, au cinéma, à la musique, à la bande dessinée... Je trouve un exutoire dans les comics de super-héros américains, dans les romans de SF, les films d'horreur et, de plus en plus, dans la musique à laquelle je commence à m'intéresser. Une chose mène à l'autre : fan de comics, dans un monde en pleine batmania grâce au film-événement de Tim Burton, je me risque à acheter la B.O. de Batman. Il se trouve que c'est aussi un album de Prince, et ce sera mon premier. Tout du long de ma cinquième, ce disque s'impose peu à peu comme un disque de chevet. Les textes, dans un anglais que je comprends encore mal, me fascinent de par leur sensualité et leurs ambivalences. La musique, quant à elle, me transporte : j'y trouve une énergie que je ne trouve nulle part ailleurs (mon univers musical est encore très limité), une sorte de trépidation, d'intensité où se mêlent en permanence la noirceur et la joie. Ce constat, je le ferai de nouveau en août 1990, lorsque je me déciderai à acheter deux autres albums de Prince, Graffiti Bridge et Purple Rain. Ce dernier, tout particulièrement, me sidère par l'intensité qui s'en dégage. J'ai treize ans et je me prends comme une tornade en pleine gueule les hurlements désespérés de The Beautiful Ones et Darling Nikki ; les beats hystériques, hyper-dansants, de Let's Go Crazy, Computer Blue etBaby, I'm A Star ; les paroles introspectives de When Doves Cry et Purple Rain ; le délire messianique de I Would Die 4 U ; la joie débordante de Take Me With U et, encore elle, Baby, I'm A Star... Je suis à ce point sidéré que je décide d'acheter, aussi vite que possible, tous les autres albums de Prince et, entre septembre 1990 et juin 1991, j'ingurgite neuf disques supplémentaires, tous plus fous, tous plus atypiques les uns que les autres. J'écoute tout ça à fond dans ma chambre, au casque dans mon lit (insomniaque, déjà), avec mon walkman sur le chemin du collège, à chaque fois que cela est possible. Je dévore les lyrics, sur les pochettes, avec avidité (et améliore considérablement mon anglais au passage). J'élargis mes horizons : confronté à des titres comme Housequake, dont la structure ne correspond pour moi à rien de connu, je me dis que je ne comprends pas cette musique et, refusant de m'avouer vaincu, je décide que je vais comprendre, et apprendre à apprécier. À quatorze ans, c'est pas mal comme réflexion. Et je réalise que j'ai trouvé là un artiste dont le travail me bouleverse, me parle, comme nul autre avant lui.
Il faut, disais-je, pour comprendre l'impact qu'a eu la musique de Prince sur cet adolescent, en comprendre la nature. Une particularité de l’œuvre de Prince, qui peut-être me correspondait – et me correspond toujours – particulièrement est que les ténèbres se logent en permanence au cœur de la lumière. La musique de Prince, telle qu'on la perçoit généralement, est plutôt dynamique : joyeuse, dansante et sexy. Ce qui est intéressant, c'est qu'au milieu de toutes ces bonnes vibes, il y a toujours comme une dissonance cachée quelque part. Ce peut être un vers dans le texte, généralement c'est un petit passage musical qui, vers la fin du morceau, le fait soudainement basculer dans une grille harmonique quelque peu tragique. Et l'inverse est vrai : il y a toujours, dans les morceaux les plus tristes, glissée au milieu d'un déferlement de violence affective ou de désespoir, une sorte d'élan de vie çà ou là, fut-ce parfois sous la forme d'un trait d'humour noir (car il y a aussi beaucoup d'humour et d'auto-dérision, chez Prince).
Et il y a l'intensité. Il y a, chez Prince, et peut-être encore plus chez le jeune Prince que je découvre alors, une intensité constante : tout est démesurément passionné. L'amour est, selon que ça se passe bien ou mal,overromantique ou hyperdramatique. Le sexe est transmué en art, voire en porte d'accès à la spiritualité. La frustration est un appel à la révolution. La foi religieuse est une transe métaphysique. Toute critique de la société se mue immédiatement en pamphlet hippie ou en rebuffade post-punk. La danse est un marathon. Les arrangements sont une sorte de surenchère de pistes et de micro-événements musicaux, comme si le silence était dangereux (on pense au reproche de Salieri à Mozart : « il y a trop de notes »). Ce n'est pas par hasard qu'une génération de jeunes Américains s'est reconnue en Prince avec Purple Rain : le Prince de ces dix premières années incarnait à la perfection la fougue et les excès de l'adolescence, ses incertitudes affectives et son idéalisme refoulé. Prince incarnait aussi la contradiction qui fut celle de la pop culture des années 80 : la survivance des idéaux hippies de nos parents y coexistait avec l'amertume post-punk de nos grands frères déçus. Grandir dans ce bain culturel-là, c'était quelque chose d'assez intéressant pour ma génération.
Moi, à quatorze ans, mon film de chevet c'est Pump up the volume : j'ai envie de tout foutre en l'air. Et j'ai toutes les raisons de. Les adultes m'ont promis le paradis puis plongé en enfer et tout le monde s'en fout, même les voisins qui entendent pourtant les hurlements jusqu'à l'aube. Même la principale du collège dont mes voisins sont, incidemment, les beaux-parents (cette pute de principale, qui m'engeule quand je sèche les cours bien contre mon gré, parce que ma mère décuve et ne m'a pas réveillé, après une nuit d'épouvante). On me dit de bien travailler à l'école, pour assurer mon avenir, mais je me demande si ma mère ne m'aura pas tué avant mes quinze ans, ou si je ne me serai pas suicidé pour lui couper l'herbe sous les pieds. Prince arrive comme une aubaine au milieu de tout ça : l'intensité émotionnelle que véhicule sa musique me renvoie à la mienne et en même temps la joie, l'espoir qui s'y expriment sans cesse me rattachent à mon rêve, à mon Saint Graal : être de nouveau heureux un jour.
Les mois, les années passent, et ma relation à l’œuvre de Prince se complexifie à mesure que ma réflexion s'étoffe. En août 1991, j'échappe finalement à ma mère, retourne vivre avec mon père. Un long processus de guérison s'entame, qui doit transmuer le fantôme que je suis – littéralement – devenu en un adolescent sinon normal, du moins fonctionnel. En 1991 et 1992, Prince sort Diamonds And Pearls puis , deux disques dont le thème principal est l'estime de soi, pour ne pas dire l'ego-trip parce que, comme ce qui a précédé, tout y est exprimé en termes excessifs. Ce n'est pas un ego-trip de rappeur, visant à rouler des mécaniques. C'est un ego-trip de séducteur, qui vise à faire mouiller les minettes en faisant preuve de respect à leur égard, et de raffinement. C'est aussi l'ego-trip d'un artiste Noir, qui affirme sa fierté de s'être élevé au-dessus de ses pairs en termes d'audace et de créativité. Je vais sur mes seize ans : les filles sont évidemment au cœur de mes préoccupations, et l'art également, car j'ai décidé de devenir auteur et musicien. Les textes les plus osés de Prince font mon éducation sexuelle, me donnent une longueur d'avance sur les garçons de mon âge. Et l'idée d'un art audacieux fait son chemin dans ma tête. Mais plus encore, peut-être : l'idée d'un amour-propre qui non seulement ne serait pas à honnir, mais à proclamer fièrement, dans cette société française qui pose la fausse modestie en valeur suprême, m'aide à me reconstruire. J'ai été victime, je ne suis pas coupable. J'ai été enlaidi, j'ai le devoir de m'embellir. Pas seulement physiquement, mais aussi spirituellement, car les textes de Prince sont teintés d'un humanisme omniprésent. C'est d'ailleurs grâce à Prince que, pour la première fois de ma vie, je me pose la question de Dieu, de l'intérêt d'avoir une spiritualité. Une spiritualité dénuée de bigoterie : Prince a beau être croyant, ça ne l'empêche pas de prôner une sexualité libérée. Et en même temps, je découvre la multitude de side-projects, ces albums entiers composés pour d'autres ou parus sous des pseudonymes, et les concerts en vidéo, et les clips, et les faces B et remixes disséminés sur les singles, et les titres offerts çà et là à d'autres artistes, et les bootlegs avec leurs tonnes d'inédits et de concerts piratés... C'est un jeu de cache-cache qui commence pour moi, comme pour tant d'autres fans avant moi : des heures à farfouiller dans les bacs des disquaires en quête d'une perle rare, la chasse au trésor pour dénicher l'existence de tel ou tel titre caché, parfois non crédité, sur l'album d'un autre. Il y a, pour tout fan de Prince, une fascination immanente pour le gigantisme de l’œuvre. Ce n'est pas comme s'il suffisait d'acheter une douzaine d'albums pour en avoir fait le tour : les quinze ans de carrière de Prince qui s'offrent à moi, d'un coup, sont une source de découvertes et de plaisirs constamment renouvelés, des centaines de compositions : une véritable aventure !
En 1993, j'ai seize ans, je suis en seconde et je commence, doucement, à aller mieux. La reconstruction de mon psychisme est en bonne voie et, aubaine, un concours de circonstances trop long à expliquer ici fait que je me retrouve, en cours d'année, à vivre seul. Seul. Libre. Je ne pars pas en couilles : je continue d'aller en cours, je ne me défonce pas, je fais mes devoirs et je jouis de la liberté de, enfin, prendre mon existence en main ! Je mange et dors à l'heure qui me convient. J'invite qui je veux quand je veux, je sors et rentre quand je veux et, surtout, je dispose d'une quantité de solitude quasi-illimitée pour prendre le temps de faire un retour sur moi. Je suis libre, et je me pose. C'est à cette époque que je décide de changer de nom, sinon légalement – c'est impossible en France – du moins socialement. Frédéric Henry devient Madcap Ecstasy (que je styliserai plus tard en madcap xtc). Ce changement de nom n'est pas un caprice d'adolescent, c'est une redéfinition nécessaire à ma guérison. Le nom que l'on m'a donné correspond, pour moi, à un être à ce point brisé qu'il m'est impossible de guérir sans le tuer, pour renaître ensuite. Le nom que l'on m'a donné, je ne peux pas l'associer à la phrase « je m'appelle », car je ne peux pas m'appeler du nom de cet enfant pathétique, écrasé par l'existence, que j'étais peu avant. J'aurais pu choisir de m'appeler Alexandre Duplessy ou Robert Dupont. Mais comme je suis depuis longtemps habitué à l'excentricité, et que je ne puis me redéfinir qu'à travers elle, je choisis Madcap Ecstasy. Un heureux hasard veut qu'à la même époque, Prince entre en guerre avec sa maison de disque, avec l'establishmentqui, pourtant, a fait de lui la star qu'il est. Pour marquer le coup, il change son nom en un symbole imprononçable. Cette annonce, faite en juin 1993, arrive deux ou trois mois après que j'aie décidé de changer mon nom, moi aussi pour une bizarrerie. La coïncidence est troublante. À compter de ce moment-là, le destin de Prince et le mien commencent à se jouer – dans ma tête, du moins – comme deux histoires parallèles. L'année suivante, Prince sort le titre Endorphinmachine. Il comporte un vers qui fait écho à notre double résurrection et qui, depuis, n'a jamais cessé d'habiter mes choix : « But every now and then there comes a time u must defend your right 2 die and live again, live again, live again ». Se réinventer, toujours !
Je pourrais d'ailleurs, mais ce serait fastidieux, énumérer les dizaines de vers ou de textes de Prince qui, de ce jour à aujourd'hui, se sont gravés dans mon psychisme. Il y en a une multitude : j'en ai tiré des perles de sagesse, des idées qui résonnaient en moi à un moment donné et, bien souvent, apportaient des réponses aux questions que je me posais.
En même temps que je découvre l'immensité de son œuvre, je me documente et en apprends davantage sur la carrière passée de mon sensei : sa passion pour le DIY, son rejet des conventions, sa rébellion face aux majors du disque, son besoin irrépressible de liberté et d'indépendance, son sens du détail, sa féminité, son féminisme, son végétarisme, son refus des drogues, son questionnement métaphysique incessant, son souci de protéger sa vie privée du regard indécent des médias... Même dans le monde excentrique des artistes et des stars, Prince apparaît comme un excentrique. Parvenu à la vingtaine, je suis imprégné de cette philosophie, convaincu de la nécessité de faire les choses autrement, que ce soit en termes de création ou de choix de carrière.
En tout cas, les années passent et chaque année il sort un, deux, cinq ou six albums de Prince. Moi, je me lance dans cette aventure un peu hasardeuse mais toujours audacieuse qu'est ma vie. La mienne. Celle qu'on m'a volée et que j'ai reprise. Prince avait dix-huit ans de plus que moi, mais nous mûrirons en quelque sorte en parallèle. Au fur et à mesure que sa rage s'apaisera, qu'il s'assagira, ma rage s'apaisera et je m'assagirai. Au fur et à mesure que son travail perdra un peu de sa fougue pour gagner en maturité, il en ira de même du mien. Régulièrement, il sortira une chanson dont les paroles, étrangement, feront écho à une situation que je suis en train de vivre. Lorsque je me tourne avidement vers Bill Laswell et les musiques expérimentales, en 2003, Prince publieN.E.W.S., son album le plus atypique. Ce n'est qu'un exemple parmi bien d'autres. Ce qui est certain c'est que la musique de Prince – avec bien d'autres disques de bien d'autres artistes, certes, mais il y a une constance avec Prince – devient la bande originale de ma vie. À chaque époque de mon existence, depuis vingt-sept ans, il y a un nouveau disque de Prince qui tourne en boucle. À chaque moment important, à chaque tournant, il y a un disque de Prince en background. Mes souvenirs sont imprégnés non seulement de cette bande sonore, mais de la philosophie des textes qui l'accompagnent. Alors aujourd'hui, c'est un sentiment étrange de penser que je vais devoir continuer sans lui. Des centaines de titres inédits vont être publiés, tirés de ses mythiques archives, mais son parcours – humain et artistique – s'est arrêté abruptement en avril dernier. Le mien, pourtant, doit se poursuivre. Je dispose, heureusement, d'une mine inépuisable de musique, de textes et de souvenirs princiers pour me rappeler à l'ordre, quand cela sera nécessaire.
Mais ce n'est pas de ça que je voulais parler.
Ce dont je voulais parler, pour en revenir à Georges : c'est de ce qui nous différencie dans notre résilience. Et ce qui nous différencie, c'est que j'ai eu la chance inouïe, précieuse, de rencontrer l’œuvre de Prince à l'âge de douze ans. Quelle aurait été ma vie sans cela ? Je ne puis pas plus le dire que je ne puis dire quelle aurait été ma vie sans l'enfance qui a été la mienne. Ce que je peux, en revanche, affirmer sans exagérer, c'est que je ne serais pas l'homme que je suis si Prince n'était pas entré dans ma vie. Ma sexualité serait différente. Mon rapport à ma propre identité et à la société qui m'entoure seraient différents. Mon travail artistique serait différent. Ma conception de l'art serait différente. Ma spiritualité serait différente. Mon enthousiasme serait différent. Ce n'est pas exagérer que de me demander si je serais, adolescent, parvenu à remonter la pente colossale qu'il m'a fallu remonter sans l’œuvre de Prince pour me redonner le goût de la vie, l'amour-propre et l'ambition du bonheur. Parce que si je devais résumer tout cela, je dirais que, de For You en 1978 à Hitnrun Phase Two en 2015, s'il fallait condenser l’œuvre de Prince en un seul mot, ce serait « vitalité ». La musique de Prince, et ses textes de même, débordent d'une vitalité trépidante, « frétillante » comme disait ma meilleure amie. Une vitalité à l'image de cet homme qui dormait quatre heures par nuit, faisait l'amour quatre fois par jour et faisait de la musique sans s'arrêter le reste du temps. Le genre de vitalité qui témoigne d'une passion sans borne pour la vie, et pour soi-même. Le genre de vitalité qui ne peut être que le fruit d'un psychisme complexe car, pour jouir à ce point du simple fait d'être en vie, il faut avoir connu la souffrance, et Prince l'avait connue. « I've got 2 sides, and they're both friends » (My Name Is Prince, 1992).
Cet article n'est pas un article sur Prince. Ce n'est pas non plus un article sur moi. Et ce n'est pas un article sur « Georges ». Faute de meilleure définition, je crois que c'est un article sur la relation qu'un être humain peut entretenir avec l’œuvre artistique d'un autre être humain, et sur la manière dont celle-ci peut être salvatrice. Parce que parmi les choses qui ont manqué à Georges, qui ne m'ont pas manqué à moi, il y avait Prince. Parce que Prince m'a peut-être sauvé la vie. Et c'est une vie qui méritait d'être sauvée. Et pour cela, je lui rendrai éternellement hommage.
« For all time I am with u, and u are with me » (Adore, 1987).
J'espère que Georges aussi, un jour, son prince viendra.
[Edited 10/25/16 15:32pm]